Melancholia Artificialis©

Les « gardiens de la mémoire », ainsi qu’on les appelait autrefois, avaient pour mission de préserver et de contrôler l’accès aux traces. Haut lieu du pouvoir, le métier d’archiviste passa entre les mains des magistrats à l’époque antique, à celles du clergé durant le Moyen-âge, puis aux historiens érudits des Lumières, pour enfin, sous l’impulsion de techniques de stockage et de gestion de l’information être désignés sous le terme anglo-saxon de Records manager. Le rapport à la mémoire se transforma et, avec elle, se perdit une certaine noblesse et nostalgie de ce qui constituait le patrimoine de notre humanité. Que les archives manipulent l’histoire et soient au service des vainqueurs ne fait aucun doute, mais en s’inscrivant dans le temps court du présentisme, d’un archivage optimisé en temps réel de notre quotidien, s’émaille son lien singulier avec la mort. Chaque archive, morceau d’image, page défraîchie de livres, scande son memento mori. Les aléas du temps, ses accidents et ses effets de cristallisation craquent dorénavant sous un impératif contemporain de fascinations du présent, si ce n’est un désir d’anticipation ou de spéculation.

La trajectoire du temps souffre d’un passé, désormais, absent.

C’est en chirurgien, ou docteur Frankenstein, que Guillaume Peilloux redonne sens et vie à des documents décrépis, glanés au cours d’excursions ou trouvés à l’abandon. Les têtes couronnées et les stars d’antan, les planches anatomiques et les carnets de voyage subissent, sous son scalpel et ses minutieux collages, d’étranges métamorphoses qui se télescopent en des univers oniriques et mélancoliques.

Les noces entre les images appellent des écorchés sur papier déchiré, des territoires tant surréalistes que chimériques. La nature et le corps ne font qu’un dans un mariage insensé, et des prolongements arbre-jambe, visage-paysage, tronc-os, sexe-oiseau agencent des anatomies incestueuses. La nature devient organique et les organes prennent corps dans des contrées éloignées.

L’appelle de l’ailleurs et du refoulé traquent les fétiches de cages dorées ou de divas d’opéra, dont les traits du visage s’étirent dans la continuité de falaises ou de monuments oubliés. Les Hidden Faces aux tons sépia masquent autant qu’elles révèlent la dimension psychologique de ces destins tracés. L’extériorité creuse l’intériorité vers un échappatoire inhibé, une sorte de rêve éveillé, où la figure glorifiée se défait de ses obligations et de sa présence impérieuse.

Ce qui fut sacré a été au fil des années profané, les icônes et les ouvrages chéris ont été entreposés dans les greniers. Les pages de garde de la série des compositions abstraites acquièrent une importance qui leur est pourtant défendue. Coincées entre la couverture et la page du titre, elles n’existent que pour les autres, elles hantent les entres. Leur texture, leur velouté ou leurs taches de vieillesse deviennent des prétextes à des combinaisons géométriques et minimalistes. Il s’en dégage une sensualité charnelle comparable aux altérations de l’épiderme. Le temps délimite l’espace qui se resserre et s’ordonne, selon une organisation harmonieuse propice aux affres atrabilaires.

Passionné d’histoire, d’archives, de généalogie ou par des destins tragiques, Guillaume Peilloux apprivoise, patiemment, le temps qui passe. Il tente d’extraire de l’oubli ce qui fut réduit au déchet, de même qu’il recouvre une certaine tendresse avec la mort. Il fait de la mélancolie le ressort d’une création sensible et fragile, dans laquelle la géométrie, comme chez Dürer, devient une Melancholia artificialis, une mélancolie de l’artiste.

Marion Zilio
Galerie Bertrand Grimont
Critique d’art (AICA) et commissaire d’exposition (CEA)

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